C'était les jupes qui brûlaient et c'était joli


©Photo de Yentel Sanstitre
Impasse des bleuets, route départementale 325U en direction de Bougny/Euze. Des risques majeurs d'éboulements sur le col des Jarres obligeant à un détour par les forêts des Autunes et ses bâtisses fantomatiques, des langues de lave millénaires noyant des plis entiers du monde. Les pieds dans la vase, j'aimais sentir ces grappes de têtards chatouiller mes chevilles et mes mollets. En sortant, systématiquement, je m'abîmais les jambes avec les orties et autres ronces proliférant autour de ce bras presque stagnant du Ru.
« Ils vont chez l'médecin pour un oui ou pour un non, mais de mon temps, on n'allait pas chez l'toubib parce qu'on avait reniflé trois fois! ». Tic tac tic tac dong dong, carillon, l'heure du crime avec les yeux avait commencé. Le matin même, le corps d'Antonin avait été enlevé par des brancardiers venus de Carlville.
Elle avait eu les tympans éclatés par les bombardements, une partie de ses proches avait été abattue par les Nazis, mais pour elle, en 1990, le problème, c'était les arabes, leurs cheveux noirs, leur langue, leur religion et bien sûr les juifs. Mémé était cette « vraie » française, celle de toutes les collaborations...
Il fallait se cacher dans la cave et guetter le soleil rouge par le soupirail. Ça n'arrivait que l'été, surtout au début du mois d'août, quand les adultes semblaient montés sur leurs organes sexuels et battus violemment par une sorte d'hystérie nerveuse permanente. Ils puaient le tabac brun, la bière et la viandasse grillée au charbon de bois. « Voilà, ils pensent qu'à faire la fête, mais moi je les ai vus chialer comme des bambins quand les boches les montraient du doigt ».
Antonin ne livrait pas le lait, ne passait pas avec le journal. Il était le responsable d'une association s'occupant des délinquants de la ville. « Y'a que des bougnoules et des négros et des gogoles! Voilà ce qu'ils nous ramènent de la ville! ». Elle s'enfila un cornichon en une bouchée, plissant son visage sous le coup du vinaigre. « Saleté! Vont me foutre des aphtes! ».
« C'était joli des jupes qui brûlent, ils ont cassé les murs, et cassé les murs »... Durant une heure, chaque nuit, de chaque calvaire, de chaque tiraillement, elle parlait dans son sommeil durant une heure, puis des heures et jusqu'au matin, remuant dans le lit, pétant bruyamment sous le duvet rouge et parlait et ne cessait de dire avec la voix d'outre-tombe de ceux qui ne tardèrent pas à mourir: « C'était les jupes qui brûlaient et c'était joli, c'était les jupes qui brûlaient ». La vieille pénible. La croisière cauchemar et les murs lourdement tapissés de fleurs orange ne cessaient de m’emporter à l’intérieur de mes propres organes, m’obligeant à me murmurer dans mon ventre, mes intestins pleins de merde, me donnant l’occasion de dormir dans les canots encombrés de mon abdomen, chatouiller l’hymen flamby d’une mygale aux longues pattes de mannequin. J’attendais le matin comme d’autres attendaient un messie, une bonne soupe chaude, une caresse torride, un cure-dents pour dévaliser une carie. J’attendais et ça ne venait pas, jamais. Le matin n’arrivait jamais. La nuit s’était installée à jamais, m’immobilisant dans un présent-boucle à l’odeur de naphtaline, d’eau de colonne et de flatulences fermentées dans le chou-fleur d’une vieille et douce baleine. Mémé trouait l’air avec ses sifflements, ses ronflements, ses « une fille fait pas ça !!! ELLE FAIT PAS çA ! ».
A l’heure du café au lait sur lequel flottaient des carrés de pain, elle reluquait à travers la vitre, et donnait, avec ses yeux sombres et bleus, un air de fin du monde à ces jours brutalement pluvieux.

Extrait du roman Le goût amer de l'amande ou Architecture du mou, 4ème partie du cycle "Avant Extinction". 

Andy Vérol / Léonel Houssam

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