Les héros savent remplir leurs feuilles d'impôt

Marcel. Je n’aime plus les populos, j’en ai ma claque aussi. Qui a bien pu réaménager ma cuisine de la sorte ? Dans la chambre d’amis, il y a une armoire que je n’ai jamais achetée. Mais qu’est-ce que j’ai foutu hier ? J’ai bu ? Je ne sais plus. J’étais ivre ? Je n’en sais rien. J’étais sans doute ailleurs, peut-être n’ai-je jamais vécu la vie inscrite dans ma mémoire. Marcel suit mes yeux, il me guette et dit : « Je veux mourir vite pour renaître dans un autre corps, et vivre une vie différente… Les gens ne croient pas en la réincarnation. Moi non plus, mais pourquoi ne pas essayer hein ? ». Je me fous de ce qu’il dit, il divague, fait des rots puis s’endort. Je ne reconnais plus mon chez moi, qu’est-ce que j’ai foutu hier ? Dans le miroir, je vois un petit noir… Ce n’est pas moi, ce n’est que mon reflet. La panique ne m’envahit pas, je suis tel un fétichiste des pieds enfermé dans un pénitencier de cul-de-jatte, j’attire l’attention d’un chat sur le balcon d’en face, ce con miaule, me rappelle le mien, celui que j’ai sans doute eu avant, avant-hier soir, qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai bu. Un psychiatre fera l’affaire. Je me rappelle n’avoir jamais vécu ici, n’avoir jamais été celui que je suis, et pourtant je n’ai aucun souvenir clair… Ai-je eu des gosses ? Des histoires d’amour ? Qui étais-je ? Où étais-je… ? … Et Marcel se réveille dans un râle de douleur. Il ne dit pas « aïe », il hume le feu qui brûle ses poumons. On n’a changé le salon, c’est con, le canapé était bien éventré mais j’y avais mis une couette pour combler le trou. C’est l’un des seuls souvenirs que j’ai du passé. Mais qu’est-ce que j’ai branlé la nuit passée ? Le jour court, il est presque midi, les aiguilles arrêtées l’indiquent, n’ai jamais su lire l’heure, sais juste qu’il est midi. Dedans des ruines, dehors des bâtisses. Chacun y met du sien, y’a que les politiques pour encenser les piles vides que sont les citoyens « d’en bas ». Marcel fait l’œil, clive un peu en me parlant, lubrique et insolent : « J’en ai eu des bons moments, des minettes faciles qui se laissaient tomber dans mes bras pour quelques pièces ou quelques promesses. Ça m’en a fait du malheur aussi. Même si on se sent dur et solide, c’est toujours dans l’alcool que ça finit, les ruptures. La guerre, j’ai pas fait, j’aurais même pas résisté. Les gens sont des larbins, des justes un jour, des ordures un autre jour… Un peu comme un commercial au chômage qui pleure sa vie veule après s’être empiffré sur la chasteté intellectuelle des indigents. N’ayez pas peur qu’il disait un Pape, ce con était chauve, et on sait que les chauves ne pensent qu’au cul ».
Je fume ma centième dernière cigarette de ma vie. Sa maladie me fait peur, plus peur encore que d’être happé par une balle perdue. Bizarres, zéros, salaces, les héros savent remplir leurs feuilles d’impôt… J’étais où hier ? Me vautre sur la couette qui a été installée par terre. C’est moi qui ai fait ça ? Qui ? J’ai du me prendre une cuite, j’ai du bad triper en mode défonce. Je sais que je ne suis pas ça, je n’ai jamais été ça… Même à la télé, il n’y a que des émissions en anglais. C’est un peu comme tutoyer un type qu’on connait à peine, ou dire « maman » à sa responsable de service… c’est stressant, humiliant, petit garçon dans ses langes qui ne répond plus de rien. L’après-midi vole en éclat, le soir nous appelle et une bande de lascars braille dans la rue. Cette rue, que je n’ai jamais vue. Et cet immeuble est un amas de béton qui fait de la gonflette, jamais je n’ai vécu ici, et c’est pourtant chez moi. Jamais je n’ai connu Marcel et malgré tout je le sens proche de moi. Imberbe, il me semble que j’étais poilu. Obsédé, il me semble que je n’aimais pas trop le sexe. Des ruines. La mémoire, je marche et le ciel du jour devient transparent, brimé par le couvercle noir étoilé griffé par des volutes de nuages étirés par le vent. Marre des descriptifs.
Qu’ai-je fait hier ? Ai-je bu ? Ai-je souffert ? Vivais-je hein ? En posant les mains sur les plaques électriques, je ne sens pas la brûlure. Marcel m’appelle, attrape ma main et me sourit, crispé, ça va s’échapper de lui la vie. Marcel, peineux, tracté par la mort, verse un dernier souffle dans le corridor. Il meurt comme on dort. Il devient cireux, immobile et je deviens comme ivre… vite, très bourrée, ma main molle dans sa main rigide… Je sens mon corps partir, s’évanouir dans des milliers d’images immondes, d’inceste, de viols, de mâchoires animales qui me déchirent en lambeaux, de leste, du lourd, un hachoir à gamin, pire qu’un élu, achève d’avaler mes résidus de forces… Dehors n’est plus, je reste quelque part dedans. L’ampoule cérébrale s’éteint, chlak ! Et se rallume chlak… Les mains le long du corps, je décolle mes paupières. Il y a une odeur de merde, de sueur et de renvoi mélangés. J’ai mal à la gorge. Tout autour, tout est à sa place sauf la cervelle. Une migraine géante dandine dans l’intégralité de mon crâne… N’ai pas bu hier, ne bois plus depuis des mois. Mais j’ai le goût de tabac, le goût de Whisky archi-digéré dans la bouche… On se penche sur moi. Un petit noir me sourit et caresse ma joue. Je suis où ? Je suis qui ? Qu’ai-je fait hier soir ? Ai-je bu ? Les meubles sont à leur place, ou presque, mais ils ont changé de couleur. La télé est allumée, l’écran d’ordinateur est allumé… Je suis connecté au Facebook de Marcel Belard, 56 ans… Phrase d’humeur : « je crève, merci à tous de m’avoir tant fait chier ». J’avais pourtant promis de ne plus me cacher derrière un fake. Le petit noir s’appelle Andy, « Andy Vérol, je suis infirmier psychiatrique. Vous n’êtes pas fou. Vous êtes simplement perdu »… A la télé, il y a une pub en espagnol. Puis une autre. Puis une autre. Je zappe. « ça n’est pas bon la télé pour vous, il vous faut du repos ». Je suis seul dans la chambre, obèse, incapable de bouger autre chose que les bras. On sent la nuit qui traine. L’hiver approche. J’étais qui hier ? J’étais où ? Je suis quoi ?

Léonel Houssam

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