L'aéroport est une prostituée avec ses entrées et sorties permanentes...






L'aéroport est une prostituée avec ses entrées et sorties permanentes...

Des passagers de banlieue croisent les migrants qui bousculent des touristes qui le piétinent lui, l'homme-tapis ravalant l'ire pour laisser croire qu'il n'est qu'un vieux chien usé qu'on peut broyer dans la machine à hacher la viande. Il joue parfaitement son rôle. Il se relève, les flics ont dû disparaître... De toute façon, il est l'heure. Un A340 tranche le ciel au scalpel de ses ailes.
Son barda déposé derrière deux bennes à ordures, il s'installe derrière une bute de terre herbeuse où il enlève ses sortes de guenilles puantes. Les gens qui attendent les bus ou qui traînent leurs valises ne peuvent pas le voir. Son caleçon est propre, ses chaussettes aussi. Il déballe les vêtements du petit sac noir. Une chemise blanche, un costume noir, des chaussures en cuir parfaitement cirées. Il ne se presse pas. Il a encore assez de temps pour fignoler. Le peigne tire ses cheveux, fait disparaître leur aspect hirsute...
Ils sont tranquillement assis sur leurs certitudes, sortes de larves grasses et molles n’ayant pas conscience de l’immense feuille grignotée dont il ne reste plus que quelques nervures et une queue pliant sous leur poids. La peste des yeux crevés, des petits monstres épilés apprêtés scotchés à leurs miroirs, leurs écrans pleins de crocs… Il emprunte le tunnel piéton dans le sens inverse, les semelles en cuir de ses chaussures brillantes résonnent, donnent de la prestance, de la virilité, une illusion de pouvoir. Son attaché-case à la main gauche, sa cigarette entre l’index et le majeur droits, il avance d’un pas certain, les épaules droites et le blaser ouvert sur un ventre plat. Dans la demi-sphère, issue du tunnel à quelques cinq mètres de lui, …
On ne s'écarte pas devant lui mais on le laisse se frayer un chemin. Les centaines de voyageurs font la queue aux guichets d'enregistrement, aux boutiques, aux toilettes. Il jette un regard panoramique sur cette foule dense se mouvant entre les parois de verre et d'acier du terminal deux. L'ascenseur est dans un renfoncement juste après deux pathétiques palmiers de trois mètres à peine...
"On est heureux ici mais il y a du danger partout. Ça fait du bien de voir les policiers, les soldats et les vigiles qui patrouillent et surveillent", cette femme parle avec une voix douce. Le reportage s'achève sur des maisons en feu et un slogan en lettres rouges: "Si vous voulez défendre la liberté, enrôlez-vous". L'écran marque un temps en virant au noir puis une publicité pour le soda noir prend la suite et embaume la salle d'attente numéro quatre de son message tant messianique que rassurant: "L'homme nouveau se régénère avec Oli-Cola, une source de fraîcheur et de jeunesse". Le bonheur encore. Il finit par se lever de sa chaise à l'instant où l'ascenseur s'ouvre. Il s'y engouffre. Il est entouré d'une vieille dame et de deux pompiers. Direction deuxième sous-sol...
Les néons offrent une luminosité de sous-canopée d’arbres de béton et d’acier…De petits attroupements se forment devant les panneaux « Arrivées », et de plus petits et nerveux devant ceux estampillés « Départs »… Le sous-sol sent la gnôle des temps modernes, une sorte de puanteur diffuse sécrétée par l’égoïsme commun et la soif d’hédonisme génocidaire… Quelque chose comme ça. Quelque chose d’aussi sale, de complexe doublé d’une aphasie collective, un déni total des aspérités qui fragilisent la vie. Ils sont de la viande… mais ils ne le savent pas. Ils sont du cuir tendre… mais ils n’en conviennent pas. Il traverse le vaste espace du sous-sol pour pénétrer dans les toilettes. Il ne contrôle pas. Il ne regarde ni à droite ni à gauche. Il doit se comporter comme tous ces abêtis, en homme simplement pressé de pisser…
« On doit s’enrichir des autres, ils disent. Ils disent qu’on doit se nourrir des cultures différentes, des particularités… Ils disent aussi qu’on doit tous se tolérer… Mais tu vois, tu piges mec ? Avec mon cancer de la gorge qui me détruit la voix, les problèmes dans le quartier, les enfoirés à la salle de sport… J’ai plus grand-chose à perdre…
- On ne devrait pas parler de ça ici.
- Je sais mec, mais j’ai que cette petite fenêtre de rencontre pour te dire que tout est ok. On a raison, on n’a pas à se prendre la tête et avoir les boules.
- T’es sûr qu’on n’est pas surveillés ?
- Mais oui, t’inquiète. Je sais semer le fouineur.
- Je sais. Il faut être prudent.
- Tu attrapes le paquet dans le casier n°45 du vestiaire. Comme prévu. Pas de changement.
- Parfait.
- Code : 14A47
- C’est enregistré.
- Tu fais ce qu’il y a à faire. Puis tu vas à la sortie prévue.
- Oui ».

Shaun lui attrape le bras. Ses dents disloquées par les milliers de coups jaillissent, grises mais brillantes d’entre ses grosses lèvres suturées à la commissure droite. Il ne peut s’empêcher de penser à son gros cancer enflé derrière sa langue. Sa voix est encore claire bien qu’enrayée :

« Tu aurais du raser cette putain de barbe.
- Impossible. Je devais la garder. Trois jours que je zone dehors et dans le hall. Trois jours que je finis par disparaitre de leurs regards tellement je suis trop visible.
- La barbe, ça fait hipster ou islamiste mec.
- Je sais. Mais un clodo ne se rase pas de près.
- N’empêche. C’est pas une bonne idée. T’as le costard mais putain, on risque de te griller.
- J’ai viré la perruque. T’inquiète.
- Ok si tu en es sûr. Baisse pas les yeux devant les flics. Les regarde pas. Tiens le cap.
- Je sais ce que j’ai à faire.
- S’ils te contrôlent, n’oublie pas que tu es un putain d’homme d’affaires réglo.
- Je suis ok là-dessus, tu piges ?!
- Hummm putain de merde. Hausse pas le ton avec moi où je te décortique la gueule à coups de boule ».

Personne ne défie Shaun… On se prosterne. On se soumet ou on meurt.

"La souffrance a un goût de cataclysme à les écouter... Je dis qu'on a fait ce qu'il y avait de mieux à faire sur cette Terre.
- Trois avions vont procéder à l'embarquement de musulmans en partance pour la Mecque, de chrétiens parés pour la pâque célébrée par le Pape et de supporters pour un tournoi de foot mondial.
- Ah ah ! Oui ! Tu as raison. C'est du pareil au même. L'occident n'est plus qu'un carrefour où se croisent des ennemis jurés.
- J'ai hâte. J'ai plaisir à me rappeler Stalingrad, Dresde ou Hiroshima...
- Nous sommes des petits morceaux de bois qui forcent les paupières à ne pas cligner.
- On devrait se taire. On nous observe sûrement.
- Oui mais personne n'a l'air de vouloir nous stopper.
- Shaun, tu es mon ami sur le fil.
- Et tu es mon frère sur le nuage qui flotte par dessus le gouffre.
- Je suis prêt.
- Alors dégage d'ici. Sauve toi.
- Oui, toi aussi, sauve-toi".

La vie la mort ont une telle vitalité dans l'esprit des "nés" qu'il les regarde avec empathie, emphase, avec beaucoup de dégoût aussi. Les pistes de bitume s'étirent loin dans la platitude herbeuse de ce coin de grande couronne. Les ailes trichent, les talus s'écroulent au profit d'angles de vue à 360 degrés... Des glaçons tombent dans ses reins. Il se sent "plus le temps".

« Ce qui est à toi est à moi. Les éclats qui roupillent dans mon bide, mon cou et ma cage thoracique, c’est à toi aussi. Je tombe en ruine mec. Je suis épuisé.
- Je dois partir. On ne doit pas parler de tout ça.
- Je te souhaite beaucoup de réussite. C’est la dernière fois que nous nous voyons.
- Non, je te retrouverai plus tard.
- Oui, dans le sous-sol caché d’Orly. J’y serai, avec tous les autres.
- Qui ?
- Ceux que tu vas aider à évacuer…
- C’est fou. Je n’y crois pas.
- Il faudra bien. Ici est la dernière demeure… »
Il se lève. Malgré les beignes puissantes qui ont disloquées son corps, il est encore impressionnant. Son costume en est presque moulant. Les muscles gonflés à bloc suggèrent une puissance hors du commun. Shaun a survécu à deux tentatives d’assassinat, à une tentative de suicide et à un attentat… Mais il est là et c’est lentement qu’il a commencé à s’éteindre.
« Nous sommes éternels mec. Nous sommes la réincarnation de milliards de micro-univers réunis…
- C’est vrai. Ça me donne la force.
- Tu pues l’alcool et le tabac.
- Mes antidépresseurs.
- Tu en seras bientôt libéré »

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