Les migrants sont plongés dans une torpeur qui s'apparente à un coma artificiel.



Les voix s'entrechoquent en lui. La voix de l'esprit tagué chevauche celle de l'esprit qui a capitulé qui est écrasée par celle de celui qui a pour mission de restaurer la bonne seconde dans la bonne minute... 

Midi est passé, le tic tac entêtant des vagues paniquées va commencer... Il est dans l'alignement des voyageurs réguliers assis sur les chapelets de sièges blancs en plastique. Tous les vols sont suspendus jusqu'au milieu de l'après-midi. Le panneau "Départs" n'affiche plus aucun embarquement immédiat... Les portes automatiques sont verrouillées. Les flics, les militaires sont tendus malgré l'habitude...

Tous ces jours passés à faire la manche et les poubelles lui ont permis de connaître les visages des personnes travaillant là, leurs horaires, leurs mouvements... Ils sont désormais entrés dans le schéma, le secret de son cerveau déconnecté. Les écrans s'éteignent, la foule qui occupe le hall se tait...

Il paraît compter ses doigts. En réalité, il appréhende. Il se sent bien, mais nerveux. Le paquet à ses pieds s'ouvre avec deux clapets. Totalement hermétique, il permet de brouiller la perpétuelle et globale surveillance. Les voyageurs ne sont pas au courant. Ils sont persuadés de vivre en démocratie dans un pays où la pensée libre est un socle. Tout est appelé à disparaître, et pourtant aucun ne sait que tout a déjà disparu. Figés, paralysés, ils entendent tous le vrombissement des milliers de cars qui, bientôt, stationneront sur tous les parkings extérieurs d'Orly Sud...

"...en route vers Mars. Le voyage est beaucoup plus lent dans The Aliener, mais il dure tout de même 6 mois. Les migrants sont plongés dans une "torpeur" qui s'apparente à un coma artificiel. "Les astronautes n'ont pas besoin d'un habitat volumineux, nous les plaçons dans un container plus petit. Il est plus léger et atterrit plus facilement. Nous nous servons des ressources économisées pour... "
La voix du journaliste est soudain interrompue par celle d'un speaker déployant une diction robotique: "Mesdames et messieurs, nous vous invitons à ne pas quitter vos places durant la période de transfert. Tout contrevenant s'expose à des sanctions". Ils partent en vacances ou en voyage d'affaires avec la certitude d'être libres de leurs choix, mais quoi, quelle partie de leur cerveau a cessé de fonctionner. Ils sont libres de consommer, d'avoir des loisirs merdiques et standardisés, des routes toutes tracés, des couloirs aériens calibrés: "Sur notre gauche, par les hublots, nous pouvons apercevoir la mégalopole parisienne trempée de sueur sous son nuage de pollution. Admirez le massacre messieurs dames "...
L'orgie interstellaire, ils se croient immortels, ils se pensent privilégiés, ils pourront encore et toujours pousser un caddie vide et s'engouffrer dans le bide gavé à outrance du supermarché. Ils sont certains, ils l'ont vu, entendu, la preuve par les images, l'affirmation par les experts, les longues litanies des politiques, ils sont convaincus, ils n'ont pas le choix: "On ne peut pas vous garder en occident, nous périclitons, nos chênes, nos hêtres, notre faune, notre flore n'ont jamais eu l'habitude de s'adapter, tout est sec, et du supermarché, vous sortirez frustrés". Ils sont des cars entiers qui pénètrent dans Orly Sud avec des chariots sur lesquels ils semblent avoir pris toutes leurs vies matérielles terrestres...

Sa silhouette se dessine contre le tuyau qui descend du plafond jusqu'au sol marbré. Shaun croise son regard une seconde, une seule... Cela suffit à échanger les messages nécessaires... Il faut encore se tenir à carreaux. A une cinquantaine de mètres, dans la foule fourbue assise dans une autre salle d'attente vitrée, il voit un autre complice bien en place... Puis un autre à côté de l'ascenseur 2, puis deux autres campés non loin des deux axes d'entrée... Il y a une trentaine d'hommes et de femmes positionnées un peu partout dans l'aéroport désormais. Il a les genoux serrés l'un contre l'autre... La sensation de contrôle et de puissance lui provoque une légère érection et une envie de chier pas désagréables... La musique de l'action démarre tout doucement, la chute de reins du collectif est délicieuse... 
Ils avancent par lots de dix encadrés par des militaires et quelques vigiles... Il se rappelle cette époque où il a failli basculer comme eux dans la transhumance expiatoire et illusoire... C'était le temps où l'on chauffait la Terre à outrance avec des aspirateurs qui sentaient les pieds, des pots d'échappement qui crachaient de la bouffe à métastases, où l'on pensait qu'une salade bio, un cochon abattu à deux kilomètres de chez soi, une crème solaire indice 50 et une voiture électrique sauveraient le monde de la fournaise... Des épidermes décollés lentement des visages reptiles, des voix chaudes muant en cris métalliques d'androïdes sexy. C'était un temps où le chômage était la préoccupation principale des occidentaux, ô le chômage, comme il aimerait qu'il redevienne le problème central... C'était le temps où l'on chauffait des appartements mal isolés tandis que les automnes "flatulaient" des chaleurs estivales sur les autistes-citoyens... Orly Sud n'était alors qu'un aéroport parmi les aéroports... et lui n'était encore qu'un entrepreneur en course permanente pour l'augmentation du chiffre d'affaire...
Tout le monde se tait... On n'entend plus que les semelles par centaines qui avancent vers la Porte D. Les passagers qui sont assis autour de lui ne savent pas vraiment ce qu'il s'y passe. On a bien vu quelques images à la télé, sur Internet... Mais il sait lui qu'elles sont fausses... Derrière la Porte D, ils devront comme tout migrant interstellaire qui se respecte, déposer toutes leurs affaires sur un tapis roulant...
Il se perd de nouveau dans ses pensées... Il veut faire défiler les images, il veut se réapproprier toute son existence au cas où ce serait sa dernière heure sur la planète bleue/verte... Il y avait des jolies miss météo avec des dents bien propres, des visages d'ange qui annonçaient la brûlure au deuxième degré, les moustiques chargés de fièvres aphteuses, et l'instinct de survie... qui détruisit tout, coup de grâce sublime...
L'écran de télé se rallume... La foule est surprise par cette voix rassurante qui n'arrête pas de marteler:
"Dans le vide spatial, ils fusent de partout et notamment du soleil. ces toutes petites particules sont bourrées d'énergie et peuvent endommager l'ADN et démolir les cellules des êtres vivants en déclenchant cancers, mutations génétiques, etc.... Heureusement, sur Terre nous n'avons rien à craindre de ces pestes aussi petites que des protons ou des électrons car le champ magnétique de notre planète les dévie, mais, pour les voyageurs à destination de Mars, elles sont les pires ennemies..."

A suivre...

Léonel Houssam

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