Benny Hill décapité.



Les timbres racontant la conquête de l’espace était une échappatoire pratique parce qu’elle n’intéressait personne : ni les copains, ni la famille. Ils voyaient sans doute ça comme une sorte de délire de gosse malingre bouffé par des forces invisibles. Des signes du siècle. La Lune en otage. Je rêvais de suivre le pas d’Armstrong pour m’extirper de la pesanteur humaine. Minutieusement je collais les timbres sur les pages d’un carnet de notes volé dans la papèterie du centre-ville. J’y allais régulièrement et bien que je ne fusse pas intéressé par la lecture, je regardais les couvertures des livres de tête de gondole. Venise. Tête de gondole. Je pensais forcément à Venise. Je pensais même que les best-sellers venaient de là-bas, que les best-sellers, c’était ce qui se faisait de meilleur, que les best-sellers, c’était pour les élites parce que c’était un mot anglais, qu’un mot anglais signifiait réceptions de l’ambassadeur, de la reine, du prince. Ça se mélangeait. A côté des livres en tête de gondole, il y avait les couvertures des magazines avec les têtes princières. On disait chez moi que les rois, on leur coupait la gueule en France.
Schlak !
C’était le principe de la Révolution. J’en avais la nausée au début puis j’ai aimé l’idée. La Reine d’Angleterre, à l’école, on l’appelait « La vieille connasse ». En début d’année, notre maîtresse d’école, Madame Villemin organisait la fête des rois avec la galette, la frangipane, le beurre partout. C’est elle qui fabriquait ces gourmandises. Ses cheveux étaient courts avec des bouclettes toutes grasses. Son visage était couvert de sortes de verrues et de grains de beauté énormes et ex-croissants d’où jaillissaient des poils noirs. Il était impossible de la regarder en face, les haut-le-cœur impossibles à contrôler risquaient de la mettre en colère. Parce qu’en dehors de la Fête des Rois, de Mardi Gras et de la Saint-Nicolas, Madame Villemin était du genre sévère et n’hésitait jamais à pratiquer la fessée déculottée, le claquement de doigts à la règle métallique (celle du torturé de préférence), de craquements de cartilage des oreilles et même le crachat à la gueule. Tout ça dans l’atmosphère confinée de notre classe de CE1/CE2 où s’était installée une ambiance d’angoisse. Les uns dénonçaient les autres pour échapper aux tortures.
« 4 fois 5 ça fait quoi Léo ? », « Euh … euh … 42 ? Euh non non non 25 ! C’est ça 25 ! », « Tu es sûr mon petit Léo ? », « Oui Madame, sûr ! ». Elle laissait courir un temps. L’envie de caca dans le slip était puissant, les mains « moitaient » sur le bois usé du pupitre… « Donne-moi ta règle… Non pas le double décimètre en plastique ! La règle en fer ! Allez dépêche-toi ! ». Il fallait retenir les larmes pour ne pas paraître pour « une fiotte de pédale » mais aussi les cris afin de ne pas décupler la colère de la maîtresse. C’était si long les coups, la douleur, l’envie de fuir au-delà… La douleur traversait le corps tel un serpent-fin d’acier à la tête d’aiguille glissant dans tout le squelette. « …17…18…19… et 20 ! Et tu ne diras rien à tes parents, sinon c’est pas des coups de règle la prochaine fois, c’est des coups de marteau sur ta tête de cancre incapable ! Allez, à qui le tour… »
Bizarrement, dès qu’elle avait le dos tourné, nous chuchotions, racontions des conneries et taquinions les fayots du premier rang en leur jetant des boulettes de papier trempées de salive… C’était si chouette. Et dingue. Et inconscient.
A la Fête des Rois de CE1, on avait laissé couler, très surpris de voir Madame Villemin si souriante, affable, presque amicale… Mais l’année suivante, chacun mangea sa part de galette avec gourmandise et angoisse… La fève –un petit Mickey en faïence peint approximativement- se logea dans la bouche de Franck Zovi (qu’on appelait Zobi), le grand maigre à l’air triste qui levait sans cesse le doigt pour répondre (il était perpétuellement le second de la classe). Franck devint blême. Nous lui avons tous souri. Surtout la bande de Papy dont je faisais partie (j’étais simple soldat mais quand même assistant du chef).
« Zobi 1er, l’Roi des cons ! ».
Et tous les gosses de se marrer. A la sortie de l’école, nous avons chopé la tête couronnée (d’une tiare en carton doré orné façon fille) et nous l’avons mise à genoux, la joue droite posée sur le tronc d’un arbre multi-centenaire abattu quelques jours plus tôt dans le parc du château privé longeant le chemin de l’école. Zobi 1er criait. J’avais pour mission de retenir sa couronne pour qu’elle ne tombe pas. Papy se tenait à l’écart, donnant les ordres avec une voix calme, guidant Cyril, dit « Pépin », avec le bout de son index. Il attrapa une branche et donna un coup net et puissant sur la nuque. Le bois craqua. Zobi tomba dans les pommes après avoir poussé un râle aigu et grotesque, du sang s’écoulant lentement des cervicales vers l’écorce rugueuse de l’arbre tronçonné. «Le Roi, en France, on l’crève ! »
En nous sauvant, courant jusqu’à l’asphyxie, je vis les visages graves de tous les copains de la bande. Sans vraiment le réaliser, nous venions de reprendre la Révolution Française à notre compte… franck Zovi ne revint plus à l’école. Aucun témoin n’avait vu ce qu’il s’était passé. On disait qu’il était allé dans le parc pour piquer des marrons. Je fus hanté durant des mois par l’image de son corps mou, son pantalon trop court dévoilant ses chevilles, son profil crispé et cet œil grand ouvert… et la couronne que j’avais tenue fermement et qui resta vissée dans sa touffe de cheveux noirs.
Quand le générique s’achevait, nous chantions les paroles dans notre tête, pas de vive voix « parce que c’est la honte d’aimer cette série où c’est la fille le héros »
Il était difficile de retenir ses larmes de tristesse et de joie mélangées. Une boule de chagrin semblait grossir dans la gorge. « J’ai une boule dans la gorge ». Une expression qui me laissait pantois, les petites pépites de lumière éclataient dans l’esprit à l’écoute de ces mots. « Une boule dans la gorge ». Je pensais à une boulette de viande puis une boule en bois, je ne sais pas pourquoi, mais une boule en bois sèche qui se gorgeait peu à peu de salive et de chagrin au point de gonfler l’œsophage à l’extrême. Nous faisions ceux qui ne ressentaient rien, ceux qui regardaient impassiblement l’écran bombé bleuâtre de la télévision. Mais Zora avec sa force, son indépendance, son âme de cheffe nous ensorcelait. Nous rêvions d’être sous ses ordres. Avec une réticente toutefois : « Les rouquins ça pue des ch’veux ». Certaines nuits je rêvais d’elle, tonique, géante, de plus de trois mètres de haut qui me prenait dans ses bras comme une maman qui aurait envie de rouler des pelles à son chien de compagnie. Je me sentais tel un animal, une boule de poils aboyant pour recevoir une caresse de sa maîtresse. C’est dingue comme à neuf ans j’étais si préparé à la suite de ma vie !
« Zora La Rousse 
Ton lit est fait de mousse 
Et tu dors à la belle étoile 
Zora fidèle »

Putain que c’était beau, ces échevelés qui tenaient tête à la belle étoile, au froid méchant, la faim chevillée au corps…
Il me suffisait de plonger le gros orteil dans l’eau froide pour hurler… Alors cette fille capable de se trimballer dans un monde trempé dans des tenues pitoyables et perméables, ça me faisait rêver. Notre silence était conditionné aux premières minutes de la série. Papy, Hutch, Vini, Rodolphe, Eddy et moi, la bande des Têtes Brûlées en partie réunie et vautrée sur le tapis en faux pelage de chèvre déposé devant la télé. Nous buvions du Cacolac à la paille, et nous sentions méchamment des pieds. Le radiateur électrique énergivore était la règle en matière de chauffage. Ça coutait un bras aux locataires de ces maisons ouvrières type « lotissement sans âme » et ça asséchait les narines. Nous faisions des boulettes de crottes de nez que nous nous jetions au visage en riant comme des cochons asthmatiques, mais tout de même super concentrés sur la série. Un jour, c’était en fin d’après-midi, un mercredi où nous nous étions abrutis devant des émissions de gosses, Papy planta le décor, la raie du cul dépassant de son short, la commissure des lèvres pleine de cracra noir :
« Et les mecs, y’a une Zora la Rousse à Nouzonville. Et vous voulez savoir qui c’est ?
- Ouais !
- C’est Jacqueline, la grande conne qui vit sur la rive de la Meuse en face de l’usine abandonnée. 
- Chez les pouilleux quoi. 
- Ouais ces sales pouilleux de romanos. 
- Putain, quand tu penses que ça fait au moins un siècle qu’ils sont là ces sales rats. Un siècle ! Mon père m’a interdit d’y aller. 
- Moi j’suis allé là-bas. 
- Ah ouais ? Mais toi t’es l’chef Papy, t’as peur de rien. 
- Nan. Et c’est là que j’ai vu Jacqueline. 
- C’est un nom d’grand-mère ça !
- Ouais et elle était en minijupe avec des sabots et des chaussettes jaunes qui montaient jusqu’au-dessous des genoux. Elle avait un pull à rayures et elle était moche, mais moche !
- Les romanos, c’est des crados et ils ont des têtes trop dégueus. Mon père dit qu’ils se baisent entre eux et que ça fait des mongolitos. 
- C’est sûr. 
- Et la Jacqueline, c’est une Zora la Rousse ? 
- Ouais sauf qu’elle est blonde et qu’elle montre sa culotte fastoche. Moi je l’ai vue, elle en avait une blanche et on voyait le poilu de sa grosse chatte dessous. 
- Elle a déjà des poils Papy ?
- Ouais, des poils de femme comme les mamans. 
- Ahhh c’est dégueulasse. Et c’est comment une chatte ? C’est un trou ? 
- Ouais, elle avait un trou comme une bouche ouverte sans dent et tous les poils tout frisés autour.
- T’as mis les doigts dedans ? 
- Ben j’ai pas pu, on était caché dans le bois de la falaise et on risquait d’être chopés par son père. C’est un fou. Il a des grenades dans ses poches il paraît. Mais Jacqueline, elle aurait bien voulu que je l’encule »

J’imaginais la scène tant bien que mal. J’étais perdu dans un désert d’ignorance, dans ma caboche d’enfant, je voyais un zizi qui faisait pipi dans une bouche ouverte emplie d’ombres, un puits sans fond ouvert entre les cuisses de cette fille.

A suivre encore.

Extrait de « Robert de Niro n’est plus un héros » à paraître début 2017 - Récit brutal mais enfantin. 100 pages environ. 13€ frais de port compris (à confirmer). Léonel Houssam - Editions fictives Burn-Out.

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