Leur Nation grignotée par le capitalisme



La saveur têtue des épices dans la sueur presque séchée du combattant abattu. Bertrand est seul dans la maison… Seul avec les deux prisonniers encore vivants croupissants dans leurs cellules. « J’ai moins envie de Bastien depuis qu’il pue la pisse, la merde, la crasse… »

Haut-parleur, voix qui grésille : « Rendez-vous ! Et libérez les otages… »

Il savoure une cigarette après une énième branlette salvatrice. L’indien est là, presque translucide, adossé aux rideaux déchiquetés dansant au vent chaud. Personne ne tire. Il est dans l’encadrement de la fenêtre mais personne ne le bute. Il est puissant. Sa peau cuivrée -couverte de strass de transpiration- sublime ses muscles secs et forts. La clope qu’il fume est pendu à ses lèvres. Il est attentif. Ses yeux sont blancs, sans pupilles mais son regard est intense. Comment reconnaître un regard sans pupilles ?

« On n’avait pas d’autre choix que d’être lisses. Comment veux-tu être lisse quand tu es furieux ? Depuis l’enfance je le suis. Je suis libre, je suis maître de ma vie, je suis seul, je suis avec tout le monde. Je prends qui je veux , comme je veux. Je tue, je fais naître… Oui je fais naître… Toutes les femmes que j’ai prises de force ou avec leur accord, il y en a qui ont enfanté. Elles n’ont pas regretté. Il leur restera quelque chose, quelqu’un quand elles seront cancéreuses ou grabataires. Un mioche qui les regardera avec les yeux vitreux, plein de tristesse. Oh la pauvre maman qui s’en va, mais ne s’en va pas seul, il y a le mioche de l’autre salaud qui un soir d’été l’a prise debout dans une ruelle puante, à la sortie d’une boite, qu’il lui a injectée la semence avant de ne plus laisser de nouvelles. Elle n’a pas avorté à l’époque parce que le déni de grossesse l’avait portée trop loin pour le faire… J’ai fait naître, et j’ai fait mourir. Et j’y passerai moi aussi, mais jusqu’ici l’indien, je suis là, debout, en pleine forme. Et ces cons dehors qui vident leurs chargeurs sur la baraque, ils n’auront rien. Ils se sont enrôlés parce qu’ils voulaient défendre leur Nation grignotée par le capitalisme, la bourgeoisie, la mondialisation, la globalisation de la dictature libérale. Ils croient défendre des valeurs, un drapeau, leur famille grotesque, alors qu’ils ne sont que le bras armé de leur propre fion, les petits tirailleurs serviles du vingt-unième siècle. Ils ont peur de mourir malgré tout. Ils veulent fonder une famille, s’acheter une maison à crédit et baiser une pute une fois de temps en temps. Et moi, en face, moi la République, la vraie, la pure, celle qui se fonde dans la violence, le sang, la pureté, je suis là, bien debout, toujours vivant… Vivant… Enfin vivant dans cette dimension, à ce niveau de conscience… En attendant de mourir de cet état, et de vivre dans un autre état, une autre dimension de conscience… Ils peuvent me menacer, me canarder, je n’ai pas peur… Qui a peur de mourir quand il sait qu’il ne s’agit que d’une étape ? Eux ne savent pas. Ils savent nettoyer leurs armes, faire leur lit au carré, nouer leurs lacets, lire, écrire, écouter de la merde, mais ils ne savent rien. J’ai hâte qu’on remplace les troufions par des machines, et que ces machines butent tout le monde ! »

L’indien n’est plus là. Le rideau s’est figé. Le vent a cessé. Il rampe jusqu’à l’escalier pour rejoindre le grenier. Là-haut, il s’habillera. Il se lavera un peu avant ça avec l’eau de pluie récoltée dans les bassines positionnées près des gouttières sur le toit en tuiles orangées. Il mangera une boite de saucisses lentilles. Il chargera son arme. Mettra le couteau à la ceinture.

Le Haut-Parleur : « Rendez-vous ! Nous serons contraints de mener l’assaut si vous n’obtempérez pas ! »

Il se dit qu’un « rendez-vous », c’est un très bon moment à passer parfois.


Extrait de « Notre République », nouvelle en cours d’écriture. 

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