Cette frontière contre le monde contemporain



L’époque est au maquillage de la folie, à son isolement, son calfeutrage, son bannissement. « Définis-moi ce qu’est la folie ? » Elle n’existe pas plus que la normalité, elle est simplement, aux yeux des armées de cellules adéquates qui forment le corps social, le terme qualifiant tout être se déportant du sens du courant du torrent.
« Je sais que c’est interdit. Je sais que tout est désormais interdit. Je sais que je ne devrais pas être là.
- Alors je vous prie de bien vouloir rebrousser chemin.
- Je vais le faire. Mais j’aimerais savoir une chose avant de partir.
- Je vous écoute.
- Pour qui travaillez-vous ? Et ne me dites pas que c’est pour le gouvernement, je ne le croirai pas. 
- Je bosse pour le gouvernement. 
- Je ne vous crois pas. 
- C’est pourtant le cas… Maintenant, terminées les questions, je vous demande de partir »

Bertrand hume l’air, une sorte de douce puanteur lui parvient. Celle de la mort, celle de marécages, celle de merde. Il s’éloigne à reculons, lentement tandis que le douanier le braque avec son arme. Visage impassible. Plus loin, assez loin, l’horizon forme une dentition irrégulière sur l’extrême sud de la voûte bleue marine. Il interrompt son repli. Fixe le douanier en lui souriant…
« Je crois qu’il n’y a que vous et moi à des kilomètres à la ronde. Je crois que vous ne bossez ni pour le gouvernement, ni pour une organisation secrète. Je crois que vous êtes un bénévole. Vous avez touché la vérité. Vous protégez cette frontière que seuls ceux qui en ont conscience peuvent voir »
L’autre ne répond rien. Sa joue gauche est frappée par la lumière chaude du soleil couchant. Il a un visage d’homme-enfant. Une lueur puissante dans le regard.
« Vous m’auriez déjà tué si vous étiez l’un de ces salopards bossant pour le gouvernement. Ils ont peu à peu rangé une majorité sous leur pouvoir. Ils ont sans cesse changé le nom de leurs partis, ils ont mis des hommes soi-disant nouveaux à toutes les élections, ils ont promis le changement, ils l’ont réalisé. Ils nous tirent désormais dessus. Ils butent leurs propres parents, enfants dès lors qu’ils contestent la « démocratie », la « liberté » dont ils se disent les défenseurs et garants. Nous sommes exécutés en douce. Leurs médias « libres » et « démocratiques » nous appellent des terroristes en toute circonstance… J’en suis un. Vous le savez. Vous en êtes un également sinon vous m’auriez déjà buté »
Bertrand avance d’un pas. L’autre saisit plus fermement son arme.
« Vous protégez cette frontière contre le monde contemporain, contre l’Humanité moutonnière qui les sert. Je suis des vôtres. Je suis de ceux qui sont persécutés, qui ont tenté de quelque chose. Je vous demande de tirer. Je sais que c’est la seule solution. Rien ne va plus. Plus rien n’est possible. 
- Eloignez-vous, je vous en conjure.
- Tirez… Vous êtes là pour ça. Vous savez que vous ne devez épargner personne »

Il avance encore. La détonation est sourde. La balle brise son tibia droit en plein centre. Son cri est strident. Il s’effondre sur le flanc gauche. Un essaim d’hirondelles ondule au-dessus d’un corps de ferme sans toiture à quelques centaines de mètres de là. Le silence est complet. L’essaim s’enfonce vers le sud avant de disparaître instantanément où l’océan d’arbres couchés et morts commence.
« Achevez-moi »
Il rampe difficilement. Son pied roule et déroule autour du mollet déchiqueté.
La seconde balle frappe l’abdomen de Bertrand dégorgeant ses viscères chaudes sur le sol caillouteux. Son regard s’éteint, ses pupilles se dilatent. Il fixe son bourreau, bouche ouverte, souffle coupé…
Extrait de « Notre République », nouvelle introductive à la Tétralogie « Avant Extinction » en cours d’écriture. Cette nouvelle sera publiée, dans un premier temps au format eBook, gratuit, d’ici fin 2017.

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